Une idée tend aujourd’hui comme hier à séduire les responsables politiques français : le vote obligatoire. L’annonce du dépôt [il y a quelques semaines] d’une proposition de loi en ce sens par le coprésident du groupe parlementaire écologiste à l’Assemblée nationale [et la proposition du Président Bartolone contenue dans un rapport remis au Président Hollande pour affermir la citoyenneté et le sentiment républicain témoignent]de ce regain d’intérêt pour la participation obligatoire du corps électoral à la désignation de ses représentants locaux et nationaux. L’initiative parlementaire du député écologiste François de Rugy a reçu le soutien remarqué du président de la fondation Jean-Jaurès qui défend lui aussi le vote obligatoire dans une note publiée par le Think-Tank. Elle traduit une forme de panique face aux scores attendus du Front national aux élections départementales et à celles qui vont suivre et un aveu d’échec des responsables politiques pour mobiliser les citoyens sur les projets politiques qui leur sont proposés. Les arguments avancés sont classiques mais emportent-ils la conviction ? On peut très sérieusement en douter.

Il est indiscutable que la démocratie électorale montre des faiblesses. Plus exactement, avec les nouvelles procédures démocratiques locales (conseils de quartiers, organisation de débats publics sur les grands aménagements publics, consultations locales diverses…) et les nouveaux moyens de communication, les citoyens ont trouvé d’autres modes d’expression pour exprimer leurs opinions que celui de voter. C’est un fait. Il est indiscutable que la représentation politique affronte une crise, sinon de légitimité, au moins d’autorité. Le désamour de la politique ou plutôt du personnel politique, la défiance dans les solutions apportées pour endiguer les inégalités, pour lutter contre le chômage, le mal-emploi et la pauvreté moderne détruisent le lien de confiance unissant gouvernants et gouvernés. Deux illustrations parmi beaucoup d’autres qui alimentent l’abstention et la montée des idées anti-système, en réalité conservatrices et arriéristes. L’endiguement du vote frontiste, le rétablissement du lien de confiance et la plus grande légitimité des élus, donc de leur autorité pour agir efficacement sur nos destins individuels et collectif, trouveraient dans le vote obligatoire LA solution.

Le recul de l’abstention serait évidemment atteint. Elle disparaîtrait quasiment, les dérogations permettant seules de ne pas atteindre le taux rêvé de 100% Succès facile. Mais à quel prix ? Une amende pour celles et ceux qui refusent de voter ? Si l’obligation doit produire des effets, la sanction financière en est en effet la condition. Même modique, elle pose question dans la mesure où les populations qui se réfugient dans l’abstention électorale appartiennent majoritairement aux catégories sociales défavorisées voire marginalisées. Les menacer de sanction est-ce sérieusement la bonne voie pour les réintroduire dans la vie de la nation ? Les candidats aux différentes élections ne devraient-il pas d’eux-mêmes s’intéresser à ce peuple exclu des préoccupations des formations politiques autrement que par des mots et des discours ? Faut-il les y contraindre en instituant le vote obligatoire ? Cela en dit long sur la conception qu’ils se font de leurs responsabilités. Par ailleurs, l’abstention élevée est un mauvais prétexte pour défendre le vote obligatoire. D’une part, parce que nombreux sont les Etats aujourd’hui confrontés à la désaffection des urnes qui ne connaissent pas pour autant une « crise » politique, de dysfonctionnement démocratique. Par exemple les Etats-Unis où l’on relève des taux d’abstention très élevés au niveau fédéral (aux alentours de 45% en moyenne) sans que les ressorts démocratiques ne soient contestés. A l’inverse, tout aussi nombreux sont les Etats où le vote facultatif entraîne une forte mobilisation des électeurs (pays scandinaves, particulièrement la Suède). Faire croire à l’opinion publique que le vote obligatoire résoudrait positivement la participation (autrement que sur le plan du pourcentage) en créant un sentiment d’implication des citoyens dans la vie publique de la nation est un leurre. En Belgique, où le vote est obligatoire comme dans une vingtaine d’autres Etats dans le monde, les effets attendus d’une mobilisation contrainte de l’électorat ne se concrétisent pas par une plus grande confiance des citoyens dans leur classe politique dirigeante et par une autorité et une légitimité plus grandes de ses membres. Le royaume n’arrive pas davantage à contrer la montée de l’extrême droite.

C’est le second effet attendu du vote obligatoire et affirmé péremptoirement par certains : contenir l’importance du vote Front national. Quelle drôle d’idée ! Certes, en termes de suffrages exprimés et si on estime bien imprudemment que la réserve de voix ne profitera pas aux candidats frontistes nationalistes, le pourcentage des votes FN diminuera mécaniquement et leur nombre de représentants dans les différentes assemblées également. Ce scénario part d’un a priori non établi : les abstentionnistes ne sont pas frontistes. Pourtant, toutes les études prospectives démontrent que le rapport de force entre les formations politiques n’est pas fondamentalement modifié par la contrainte pesant sur tous les électeurs. Autrement dit, l’effet est nul ou presque et les votes frontistes seront toujours aussi, voire plus nombreux. L’apparence d’un recul de l’extrême droite sera trompeuse. Surtout, obliger les électeurs à aller voter pourrait fort bien se retourner contre les faiseurs d’un système bien pensé. Prédire est un exercice dangereux en la matière et il est trop courant de constater que les « manipulations » des systèmes électoraux profitent rarement à ceux qui les ont initiés. Certes, la reconnaissance du vote blanc par la loi du 21 février 2014 laisserait à penser que les électeurs mécontents ou désintéressés trouveraient une « issue » honorable. Mais le vote blanc n’entre pas en considération dans le calcul des suffrages exprimés pour l’attribution des sièges d’élus. La solution serait-elle alors d’aller plus loin que la loi actuelle et de les prendre en considération dans le total des voix exprimées ? Extrêmement dangereux, car si le taux de bulletins blancs est très élevé, la légitimité de l’élu sera atteinte en son cœur (Pour s’en tenir à l’exemple français, Jacques Chirac en 1995 et François Hollande en 2012 n’ont pas obtenu la majorité absolue des votants). La fiction majoritaire est préférable à la réalité électorale brute à moins de considérer qu’on est légitime à exercer le pouvoir comme élu minoritaire. Soyons sérieux… et responsables. Un mode de scrutin est nécessairement imparfait. Il est fait pour permettre de gouverner efficacement avant toutes choses. Cessons d’être attirés par des sirènes qui délivrent de mauvaises solutions bien sympathiques, si ce n’est opportunistes, pour surmonter une difficulté dont les conséquences peuvent se révéler exactement contraires aux intentions initiales.

Enfin, là où le vote obligatoire existe, ce sont souvent des considérations historiques qui expliquent son institution. Là où il perdure, il est contesté. Il l’est en Belgique ou encore en Australie où un parti du droit de s’abstenir s’est créé. Des Etats l’ont abandonné (Espagne, Pays-Bas, Hongrie pour les Etats européens). S’ajoutent à ces considérations, une législation complexe qui autorise un grand nombre de dérogations. Aux motifs d’abstention nombreux, les législations des Etats concernés par le vote obligatoire autorisent généralement aussi le vote par correspondance dont on sait qu’il constitue un foyer formidable d’irrégularités et de fraudes, ce qui a justifié d’ailleurs sa disparition en France dès 1975 pour les élections politiques (rétabli marginalement pour les députés élus par les Français établis hors de France et pour les conseillers à l’assemblée des Français de l’étranger). Quant aux sanctions, même modiques, elles ne donnent que très rarement lieu à des poursuites tout simplement parce que les parquets ont d’autres priorités que celles de poursuivre des électeurs abstentionnistes, récidivistes ou non, qui n’ont commis aucun crime, aucune infraction de nature à porter atteinte à l’ordre public, qui n’ont porté préjudice à personne.

Le droit de vote n’est pas un devoir. C’est un droit individuel, comme le droit de s’abstenir, dont chacun dispose librement comme il dispose de n’importe quel droit. Mais c’est un droit particulier, distinct des autres, en cela qu’il remplit une fonction sociale et politique : Désigner ou non celles et ceux qui agiront en leur nom. S’abstenir est une forme d’expression dont le citoyen ne saurait être privé.

Article sur Huffingtonpost