Devant les parlementaires réunis en Congrès en application de l’article 18, alinéa 2 de la Constitution, le Président de la République a annoncé plusieurs mesures dont celle de constitutionnaliser le régime d’urgence. L’état d’urgence, décrété samedi par le Chef de l’Etat en Conseil des ministres, découle actuellement d’une simple loi, celle du 3 avril 1955. Les mesures restrictives des libertés et celles de police prises dans ce cadre législatif élaboré dans le cadre de la « guerre » d’Algérie ne seraient plus, selon le Président de la République, adaptées pour combattre un « terrorisme de guerre ». Sans discuter ce point, la question posée est celle de l’opportunité d’amender la Constitution.

Un constat tout d’abord. Les situations de crise sont réglées selon trois régimes distincts et différents. Les régimes constitutionnels de l’article 16 et 36 de la Constitution, le régime législatif de l’état d’urgence et le régime jurisprudentiel des circonstances exceptionnelles qui définit les pouvoirs de l’administration en temps de guerre. Une réalité ensuite. Les régimes constitutionnels de crise n’offrent aucune réponse adaptée à une situation de menaces majeures et d’actes terroristes comme celle dans laquelle la France est plongée depuis les attentats de vendredi soir. L’article 16 de la Constitution qui confère au Président des pouvoirs exceptionnels ne peut être actionné que « lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacées d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu ». Dans ces hypothèses, que la France a connu d’avril à septembre 1961 (putsch militaire en Algérie), le Président de la République concentre en ses mains l’exercice des pouvoirs législatif et exécutif. Pour cette raison notamment, le Parlement est réuni de plein droit et l’Assemblée nationale ne peut être dissoute. En l’espèce, la situation actuelle ne permet pas de déclencher les pouvoirs spéciaux du chef de l’Etat. L’article 36 quant à lui est relatif à l’état de siège. Décrété pour douze jours par le Président en conseil des ministres, le Parlement peut en autoriser la prorogation. Comme le précise le Code de la défense, l’état de siège répond à un « péril imminent résultant d’une guerre étrangère ou d’une insurrection armée ». Ce régime a pour effet de transférer partiellement le pouvoir des autorités civiles aux autorités militaires avec la possibilité de remettre à des juridictions militaires le jugement de délits et crimes. L’inconvénient de confier aux autorités militaires de nombreuses et larges compétences exercées en temps normal par les autorités civiles a justifié la création par la loi du 3 avril 1955 de l’état d’urgence. Ces régimes constitutionnels ne répondent donc pas à la situation actuelle. Le régime législatif de la loi de 1955 est seul de nature à apporter une réponse proportionnée à une attaque terroriste de grande ampleur. Son toilettage pour renforcer les mesures contraignantes à l’égard des personnes (perquisitions, assignations à résidence…) pourrait suffire. Un risque contentieux (que l’on pense infondé) est pourtant avancé pour justifier un ancrage constitutionnel de l’état d’urgence.

Un problème possible. En effet, la loi de 1955 sur l’état d’urgence n’a jamais fait l’objet d’un contrôle de constitutionnalité spécifique et nombreux sont ceux qui, pour cette raison mais dont on ne partage pas les conclusions, estiment que certaines de ses dispositions ne résisteraient pas à une question prioritaire de constitutionnalité. Relevons déjà qu’en 1985, le Conseil constitutionnel saisi de la loi de prorogation de l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie a considéré « qu’en vertu de l’article 34 de la Constitution la loi fixe les règles concernant les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques ; que, dans le cadre de cette mission, il appartient au législateur d’opérer la conciliation nécessaire entre le respect des libertés et la sauvegarde de l’ordre public sans lequel l’exercice des libertés ne saurait être assuré ( …) ; que si la Constitution, dans son article 36, vise expressément l’état de siège, elle n’a pas pour autant exclu la possibilité pour le législateur de prévoir un régime d’état d’urgence pour concilier, comme il vient d’être dit, les exigences de la liberté et la sauvegarde de l’ordre public ; qu’ainsi, la Constitution du 4 octobre 1958 n’a pas eu pour effet d’abroger la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence, qui, d’ailleurs, a été modifiée sous son empire ». Par ailleurs, le juge constitutionnel a toujours fait preuve de réalisme et de pragmatisme lorsque la l’ordre public était menacé. Les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence portent atteinte aux droits et libertés des personnes. Parmi ces mesures, les autorités administratives peuvent ordonner en s’affranchissant de l’autorité judiciaire des perquisitions à domicile, de jour et de nuit ; interdire ou restreindre les réunions et la circulation des personnes ou des véhicules dans les lieux et à l’heure fixés par arrêté ; instituer des zones de protection ou de sécurité ou encore réglementer le séjour des personnes est réglementé… L’objectif est d’agir vite et sans contraintes particulières. Mais, comme le précisa le Conseil d’Etat en 2005, si le Président de la République dispose d’une très large marge de manœuvre quant aux mesures prises et leur dimension territoriale, les juges ne sont pas écartés quant à l’appréciation a posteriori de leur légalité.

Quatre solutions envisageables. La première est de se contenter d’amender la loi de 1955 sans engager une réforme de la Constitution. L’inconvénient est celui évoqué ci-dessus, à savoir le risque d’une décision d’inconstitutionnalité ou, d’une réserve d’interprétation d’une ou de plusieurs de ses dispositions, prononcée par le Conseil constitutionnel. Une telle décision du juge constitutionnel complexifierait voire ralentirait les procédures là où les autorités publiques recherchent efficacité et réactivité. Même si on peut sérieusement douter d’une inconstitutionnalité des dispositions de la loi de 1955 pour les motifs déjà mentionnés, le risque existe. La deuxième est de mentionner dans l’actuel article 36 ou un nouvel article 36-1 l’état d’urgence afin de lui conférer un fondement constitutionnel et de préciser certaines des conditions de sa mise en œuvre (compétence pour le décréter, durée, cas d’ouverture). Cette voie, proposée par le Comité Vedel en 1993, est séduisante. Elle ne dispense cependant pas d’actualiser le moment venu la loi de 1955, laquelle, on l’a dit, peut être mise en échec dans le cadre d’un contrôle de constitutionnalité (dispositions initiales ou dispositions nouvelles). S’il s’agit, pour contourner cet obstacle, d’indiquer plus en détail les mesures auxquelles peuvent recourir les autorités administratives afin de prévenir tout risque contentieux, on introduit de la rigidité inutile et dangereuse (procédure de révision constitutionnelle plus contraignante que la procédure législative ordinaire) si leur modification est rendue nécessaire par la survenance d’une situation grave et inédite. Troisième solution : constitutionnaliser l’état d’urgence et renvoyer son régime à une loi organique. C’est l’hypothèse retenue en 2007 par le comité Balladur constitué pour suggérer des modifications constitutionnelles dont certaines ont été retenues par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008. Mais la proposition relative à la modification de l’article 36 de la Constitution n’a pas eu de suite. L’inconvénient de recourir à une loi organique est double. D’une part, elle ouvre un débat parlementaire (certes légitime) de remise à plat du régime d’urgence et risque de ne pas aboutir à un consensus politique sur les mesures à retenir alors même que cette législation nécessite un très large accord des parlementaires au-delà des clivages politiques. Surtout, la loi organique est obligatoirement contrôlée par le Conseil constitutionnel, ce qui implique une éventuelle censure du juge nécessitant une nouvelle révision constitutionnelle pour la surmonter (ce qui nous semble très improbable compte tenu de la jurisprudence constitutionnelle actuelle…mais elle peut évoluer). Or, faut-il le rappeler, la première des fonctions et responsabilité du législateur est de fixer « les règles concernant les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques » (article 34 de la Constitution). Cela étant dit, cette solution du renvoi à la loi organique est préférable à la deuxième solution évoquée d’autant que la jurisprudence constitutionnelle est, comme il a été dit, sensible à la sauvegarde de l’ordre public.

Quatrième et dernière possibilité, qui emporte notre préférence : le nouvel article de la Constitution désigne les autorités compétentes pour décréter l’état d’urgence, sa durée, sa prorogation par le Parlement réuni de plein droit pendant toute sa durée d’application, les cas d’ouverture (on ajoute la menace terroriste avérée et les menaces à la sécurité et à l’ordre public), tout en renvoyant les modalités de mise en application aux dispositions de la législation sur l’état d’urgence ou, pour être plus précis, à la loi modifiée n°55-385 du 3 avril 1955 (ce qui inclut les modifications ultérieures). Ce renvoi aurait pour effet de constitutionnaliser et d’immuniser les mesures législatives dérogatoires à l’exercice des droits et libertés (raisonnement tenu Conseil d’Etat dans un arrêt Sarran du 30 octobre 1998 à propos d’une disposition législative à laquelle l’article 76 a pris soin de renvoyer dont les dispositions avaient de ce fait acquis valeur constitutionnelle), tout en préservant une réactivité législative pour adapter le cadre juridique des mesures à des dangers de nature nouvelle. La protection juridictionnelle des droits et libertés des personnes n’est pas anéantie pour autant. Elle demeure et, comme dans le régime actuel, se déploie seulement a posteriori.

De la sorte, les restrictions aux libertés relèvent de la responsabilité des parlementaires qui devront en rendre compte devant le peuple sans soustraire les actes des autorités administratives au contrôle juridictionnel.

Juste équilibre entre sécurité et liberté.

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